Kilien Stengel – Bien manger et bien boire en France
Kilien Stengel – Auteur gastronomique et enseignant chercheur à l’Université de Tours
Vous êtes un ancien sommelier, quelle est l’importance du goût dans le vin ?
Argumenter le goût du vin, pour un sommelier, ce n’est pas obligatoirement faire apprécier tel ou tel produit, mais c’est surtout faire découvrir qu’un produit peut correspondre à une personnalité en offrant plaisirs polysensoriels et pluriculturels. Parce que la table est une encyclopédie, le service du vin est la courroie de transmission de l’essence du savoir gastronomique.
Si les discours des sommeliers comme ceux des sciences humaines m’ont permis de développer mon analyse, c’est grâce à la théâtralisation du service du vin, que j’ai pu observer que certaines représentations de la qualité de ce produit permettent de nous évader du réel. Souvent la dégustation du vin ou le partage d’une bouteille autour d’une table est même à l’origine de cette évasion. Par exemple, il arrive que les clients se réunissent autour d’un repas ou sur la terrasse d’un bistrot pour refaire le monde en agitant de grandes idées pour le meilleur et pour le pire, dont le sommelier profite largement. Pour son argumentation commerciale, le sommelier, prescripteur de la qualité du vin, recherche les mots clefs, les bonnes descriptions, les images fortes en symboles, l’argument terroité ou le goût original auquel personne n’a pensé.
Qu’est-ce qu’un bon vin ? Existe-t-il ?
Jean-Robert Pitte estime, dans son ouvrage « Le Bon vin » qu’un bon vin n’est nullement un vin technologique. « Car les vins technologiques, de cépage ou de marque, ont pour caractéristique d’être simplifiés à l’extrême, uniformes dans l’espace et dans le temps. Un peu comme le sont les petits pots pour bébés, les fromages ou les sodas industriels. Ils témoignent d’une bien faible estime pour les consommateurs jugés incapables de discernement et de progrès dans leurs perceptions sensorielles et leur façon de les transformer en plaisir en enrichissement personnel, en facilitateur de sociabilité. Roger Dion avait lui démontré que la représentation du bon vin, par le consommateur, s’était accentuée depuis l’abandon des campagnes pour la vie urbaine.
Le viticulteur imagine une « qualité voulue » en créant un vin par rapport à ses goûts personnels. Le client qui lit la carte des vins, écrite par le sommelier ou le caviste, s’imagine une « qualité attendue » ; puis l’argumentation commerciale offre la nouvelle définition d’une « qualité perçue ». Et lorsque le client paye la note, avec les aléas liés à l’ambiance de dégustation, de la qualité du service, de la température du vin, des accords mets et vins, il estimera une forme de « qualité réelle ». C’est ensuite cette figuration qui donne vie à la qualité de la dégustation, à la dégustation elle-même, et à la représentation de la qualité du vin.
L’imagination discursive du sommelier ou du commercial est une passerelle entre lui et les clients, entre le commerce du vin et la nature humaine. Ce qui demande un certain art. L’art de savoir représenter, c’est-à-dire présenter à nouveau, un produit déjà connu sous un discours original ou normatif. C’est certainement pour cela que le XXIe siècle reconnaîtra l’art œnologique comme un art à part entière.
En linéaires, est-ce qu’une belle bouteille, une étiquette soignée, des médailles, peuvent être des signes distinctifs, pour le consommateur, de la qualité du vin ? Pour l’amateur de vin, l’aspect visuel d’une bouteille est la première source d’informations et un critère important de sélection. Selon une étude menée par Wine Intelligence, le lifting d’une étiquette peut améliorer les intentions d’achats de 10 %. En outre, l’étude démontre que « l’étiquette véhicule l’image de marque du vigneron. Près de trois consommateurs sur cinq considèrent qu’elle informe sur la personnalité du producteur ». Pour certains, une étiquette un peu rustique pourra donner l’impression que le vin est un véritable produit du terroir, un produit authentique représentant un bon vin. Pour d’autres, la même étiquette pourra donner le sentiment d’un produit peu raffiné, voire grossier.
Pour certaines personnes, il est inconcevable d’acheter du vin dans une grande surface ; « un bon vin » reste pour eux un vin que l’on achète à la propriété ou chez un caviste. Il n’est donc pas facile de parler de bon vin. Car, tout de suite, les subjectivités pleuvent. Toute définition du bon vin n’est que sensibilité individuelle, identité et goût personnel. Et c’est à notre façon de boire bon qu’il revient de nous apprendre les principes de son identification et les vertus qu’elle nous apporte.
En quoi la notion de bien manger et bien boire est-elle différente selon les individus ?
La conception variable du bien boire, comme du bien manger, selon laquelle l’origine essentielle du processus représentatif doit être cherchée tantôt dans l’histoire et nos rituels, tantôt dans l’économie et nos besoins, tantôt dans d’autres lectures politiques, morales, religieuses ou philosophiques, démontre que ces facteurs influencent chacun d’entre nous dans un enchevêtrement toujours différent et toujours très complexe, pour conforter chacun de nos choix. Le goût est subjectif et le jugement que chacun porte sur le goût d’un vin est à l’image de son « œnologisme » : c’est-à-dire son spectre identitaire de dégustateur.
Les émissions TV culinaires ou les réseaux sociaux ont-ils uniformisé notre idée du « bon » ?
On attribue, depuis le début du XXIe siècle dans les réseaux sociaux, comme à la TV aux siècles passé et actuel, la possibilité aux chefs de s’exprimer sur de nombreux sujets tels que les cantines, les O.G.M., les sujets scientifiques, le gaspillage, l’éducation, la culture…, et même le vin, sans que ces apports de discours répondent à une règle particulière. Ils débouchent souvent sur des prises d’opinion voire de décisions, basées sur des jugements très personnels.
Ainsi, le message artistique, technique ou économique du chef, est via ses réseaux sociaux rapidement retransmis de la sphère professionnelle à celle du grand public.
Les communications auprès du public sont compliquées pour un chef parce qu’elles ne retransmettent que le goût du chef certainement très différent du goût des spectateurs. Les réseaux sociaux permettent de tester et d’anticiper les goûts d’un panel de potentiels clients pour qu’in fine l’échange commercial s’appuie plus sur un discours de raison que de séduction.
Toutefois le discours tenu par des œnophiles sera plus approprié pour promouvoir les dimensions culturelles du vin.
Les chefs sont des prescripteurs publics du bien manger, pensez-vous que les sommeliers pourraient avoir cette même mise en lumière médiatique pour le bien boire ?
Pour être sommelier, dans notre pays, il faut assimiler plus de 300 appellations, avoir la compétence à maitriser les connaissances vitivinicoles. C’est posséder un savoir ou un savoir-faire d’une qualité reconnue, dans un domaine défini, à l’image de la reconnaissance portée aux Meilleurs ouvriers de France sommeliers et les « Champions du monde sommeliers » vus comme des experts du vin. Aussi il est très regrettable que les médias ne voient la nécessité d’un reportage sur cette profession à l’occasion des concours professionnels ou des foires aux vins, ou en créant des biopics ou séries télévisées. Ce serait des canaux de promotion de cette profession, comme du produit uval, qui souligneraient un trait de spécificité française.
A travers notre campagne Food et Vin, nous proposons à l’internaute de découvrir son profil gustatif afin de lui recommander des mets et des vins en lien avec ce profil, qu’en pensez-vous ?
En France, prenant en compte les métissages des cultures populaires créées au fil des époques, la production culinaire et les accords mets et vins restent toujours une activité très importante. Par leur subjectivité, le plaisir de la table ou la science des accords mets et vins sont très complexes. Certaines personnes passionnées par cet art ont dessiné une forme d’excellence culinaire grandiloquente. Certains pensent que pour profiter d’un bon accord mets-vins, il faut être un connaisseur, en dégustant, et que cela n’a rien à voir avec le simple fait de « faire la popote » à la maison. Alors que l’accord est accessible à tous, il garde malheureusement quelquefois une image d’élitisme. Alors que les accords ne sont nullement définis officiellement, il paraît justifié de se questionner sur ce qui est bon à marier et ce que représente l’acte d’harmoniser les produits aux yeux du consommateur, pour observer si de multiples modèles existent.
Afin d’envisager cette hypothèse, cette campagne ainsi que son ancrage communicationnel permettront certainement, non pas de résoudre ce questionnement, mais de mettre en avant les champs du bon, les champs identitaires, générationnels, de filiation, culturels, sociaux, anthropologiques, ainsi que les champs du transmissible.
Existe-t-il un enjeu de transmission du savoir-boire comme celui du savoir-manger que vous avez analysé ?
L’intérêt de recourir à une pluridisciplinarité des supports, afin de faire découvrir le vocabulaire utile pour déguster du vin, est, qu’au-delà du fait culturel qu’il apporte, notre discours devient un métadiscours analytique ou un interdiscours adaptable en toute situation et avec tout accompagnateur de dégustation. Du point de vue communicationnel, « déguster » permet de découvrir un trait de notre personnalité discursive, car les mots pour communiquer comme ceux pour vendre du vin permettent d’échanger, de réveiller notre créativité, d’imaginer, d’anticiper, de choisir, d’interpréter, à condition de ne porter aucun jugement critique péremptoire et absolu. « Savoir-boire est une technique nationale qui sert à qualifier le Français, à prouver à la fois son pouvoir de performance, son contrôle et sa sociabilité », disait Roland Barthes, dans « Mythologies » en 1957. Les solutions adaptables à cette transmission sont de faire appel à l’expérienciation, de varier les méthodes communicationnelles, et d’utiliser une logique d’adaptation. L’interdisciplinarité est un atout majeur pour valoriser le discours du vin, mettant en exergue la géographie régionale, l’histoire de la région et des lieux touristiques, la culture du patrimoine immatériel, et à terme une perception de l’individu, à travers les rites de la dégustation.
Pour en savoir plus sur Kilien Stengel : https://kilienstengel.com/
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