10 min
Avr 2020

ITW G.Lepousez & P.Faure-Brac – L’odorat et la dégustation de vin

duo

Gabriel Lepousez – Neurobiologiste à l’Institut Pasteur Paris et spécialiste de la perception sensorielle et de la plasticité du cerveau.

Philippe Faure-Brac – Meilleur sommelier du monde (1992), ancien Président de l’Union de la sommellerie Française.

Qu’entend-on exactement par « odorat » ? « Odeur » ?

G.L : Cette question est une bonne entrée en matière. L’odorat intervient quand des odeurs présentes dans l’air sont capables de stimuler des récepteurs olfactifs. L’homme possède environ 400 récepteurs qui sont portés par plusieurs millions de cellules olfactives constitutives de la muqueuse olfactive située entre nos deux yeux.

Une odeur est en cela une molécule aromatique qui doit nécessairement passer dans l’air pour être perçue par le cerveau. Ce passage dans l’air a lieu directement dans le nez ou à l’arrière de la bouche. La molécule aromatique remonte ensuite au niveau de la muqueuse olfactive. Si elle est y détectée par un récepteur, une cellule s’allume, envoie un message électrique au cerveau et la perception de l’odeur apparaît.

Une odeur n’est alors perceptible que si le cerveau a des récepteurs permettant de détecter sa présence et de transformer cette détection en messages électriques. Il existe ainsi des molécules volatiles qui n’induisent pas de perception, à l’image de l’oxygène présent dans l’air.

Outre les odeurs, notre muqueuse olfactive est en contact avec des toxines, des polluants, divers objets chimiques, des virus et des bactéries qui peuvent abîmer voire détruire les cellules olfactives. Pour faire face à toutes ces agressions et attaques, certaines cellules de la muqueuse meurent et de nouvelles apparaissent. Ainsi, tous les 3 à 6 mois, l’ensemble de notre muqueuse olfactive se renouvelle pour que le nez reste bien connecté au cerveau. Sans ce processus, nous ne sentirions plus rien au bout de ces 3 à 6 mois.

Dans quelles circonstances avez-vous éprouvé chacun une perte de l’odorat ?

G.L : Pour ma part, j’ai perdu l’odorat pendant 18 mois à cause d’une chute sur l’arrière de la tête.

P.F-B : Quant à moi, je l’ai perdu à cause du Covid 19 et l’ai retrouvé subitement au bout de 8 jours.

Comme Philippe Faure-Brac l’a expérimenté à ses dépens, un des symptômes du Covid-19 est une perte d’odorat. Que sait-on à l’heure actuelle sur ce symptôme ?

G.L Une perte brutale de l’odorat est en effet l’un des symptômes décrits par un tiers à la moitié des patients atteints par le Covid-19. Fort heureusement, certaines études européennes montrent que cette perte a une durée moyenne de 8,9 jours1. Avec 8 jours sans odorat, Philippe Faure-Brac se trouve donc pile dans cette moyenne. Il s’agit dès lors d’un symptôme temporaire complètement réversible et la rapidité avec laquelle ce sens est recouvré nous montre bien que le système olfactif en tant que tel n’est pas directement la cible du virus. Son atteinte est en réalité indirecte car le virus s’attaque de préférence aux cellules épithéliales qui protègent et nourrissent les cellules nerveuses du système olfactif. Dès que le virus commence à être neutralisé, que l’inflammation se résorbe et que la muqueuse olfactive retrouve son équilibre, l’odorat revient.

Malgré une perte de l’odorat, la mémoire olfactive permet-elle de re-convoquer les odeurs ? Quels sont les liens entre mémoire et odeurs ?

P.F-B : Pendant ma semaine de convalescence, toutes les saveurs fondamentales (sucré, salé, acide, amer, umami) étaient présentes au niveau de mon palais. J’en ai d’ailleurs profité pour manger des aliments aux goûts très marqués, à l’image des endives à l’amertume prononcée, afin de me rendre compte de ma capacité à retrouver leurs saveurs et ces expériences ont été concluantes.

Selon moi, le fait d’avoir en mémoire un large panel d’aliments permet ensuite de projeter des attentes olfactives et gustatives à la simple vue de ces aliments. La seule frustration que j’ai réellement eue durant cette période-là concerne le vin. Habituellement, je suis en éveil pour discerner ce que le vin m’offre à chacune de mes dégustations et ne l’enferme pas seulement dans mes souvenirs. A cause de la maladie, j’ai dû me résoudre à cet enfermement. Mais de toute façon, le côté chaleureux, brûlant de l’alcool était tellement dominant dans le peu de dégustations que j’ai pu faire cette semaine-là que je n’ai pas insisté…

G.L : Cet aspect de la mémoire est important. On dit souvent qu’un sommelier est un grand nez et un grand palais mais à mon sens, un sommelier est surtout un grand cerveau, une grande mémoire, à l’instar de Philippe Faure-Brac, qui reconstruit ce qu’est le vin. Le vin correspond à un ensemble d’informations visuelles, olfactives, gustatives et tactiles. Si un élément vient à manquer, l’information sera brouillée mais la mémoire essaiera de prendre le relais pour reconstruire cet élément et se rapprocher le plus possible de la réalité. Avec ses 400 capteurs, le système olfactif est très riche. A titre de comparaison, la bouche ne possède qu’une quarantaine de capteurs gustatifs. Quand l’olfaction disparaît, c’est donc une source d’information majeure qui se perd.

odorat vin

Peut-on se remuscler l’odorat ?

G.L : On a tendance à peu solliciter notre système olfactif, sauf lorsque l’on mange. Or, sans sollicitation, ce système olfactif risque de décliner. Son déclin s’observe notamment avec l’âge du fait d’une utilisation insuffisante et d’un ralentissement du phénomène de régénération des cellules au niveau du nez. Mais pas de place pour le fatalisme : une découverte scientifique récente a mis en lumière que ce phénomène de régénération peut être stimulé par un maintien en activité du système olfactif. Plus ce dernier est exposé à des éléments olfactifs divers de manière prolongée (plusieurs semaines), plus les cellules olfactives stimulées survivent longtemps et plus son renforcement sera efficace(2).

Qu’est-ce qui est déterminant pour devenir meilleur sommelier du monde ? Y-a-t-il un « entrainement olfactif » particulier à suivre ?

G.L : Au risque de vous décevoir, les capteurs olfactifs de Philippe Faure-Brac sont certainement identiques à d’autres en termes de seuils de sensibilité à certaines odeurs. Par contre, là où Philippe se distingue du commun des mortels, c’est dans sa capacité à se rappeler, à distinguer et à identifier ces odeurs dans un vin en les comparant notamment à celles perçues dans des vins préalablement goûtés. Finalement, l’organe sur lequel il faut travailler n’est pas le nez mais le cerveau et c’est l’entrainement d’une vie !

P.F-B : A l’époque, quand je m’entraînais pour les concours de sommelier, je faisais des tests de reconnaissance de produits les yeux fermés de manière à pouvoir les imaginer, tout en les ayant en bouche de façon bien réelle. Cet entrainement me permettait ensuite d’être capable de les retrouver dans un vin car c’est bien là le but ultime. Je me souviens m’être entraîné plusieurs fois à des moments où j’étais enrhumé et où je ne sentais pas grand-chose de facto. J’essayais alors de faire en sorte de percevoir un goût suffisamment pertinent pour m’aider à compenser le nez. Par la suite, j’ai eu l’idée de m’entraîner en me pinçant le nez. C’est un entrainement difficile mais qui porte ses fruits !

Combien d’odeurs un dégustateur peut-il identifier en moyenne dans un vin ?

G.L : Je n’ai pas ce chiffre pour les sommeliers mais peux vous le donner pour les parfumeurs, tant ces deux professions peuvent être mises en parallèle. Les grands parfumeurs peuvent mémoriser entre 4000 et 5000 odeurs différentes. Si cette capacité de mémorisation est importante, la capacité propre à tout un chacun de distinguer les odeurs sans pour autant les mémoriser est encore plus considérable : de l’ordre du milliard !

Quelles informations nous apporte l’imagerie médicale sur la plasticité du cerveau des sommeliers ou des parfumeurs ?

G.L : L’expertise de la sommellerie ou de la parfumerie modifie la structure même du cerveau. En effet, plus l’on a d’années d’expertise dans ces deux domaines, plus certaines régions du cerveau liées aux capacités sensorielles et à la mémoire augmentent de taille.

Outre ces changements structuraux, on constate également que le cheminement de l’information dans le cerveau n’est pas le même entre professionnels du nez et néophytes(3). Quand Philippe déguste un vin à l’aveugle, il essaie de mettre de côté l’aspect émotionnel pour se concentrer sur l’aspect analytique c’est-à-dire sur les éléments objectifs qui caractérisent le vin. Par là même, il renforce des chemins de pensée qui augmentent le fonctionnement de sa mémoire et de son attention. Lorsqu’un novice goûte un vin, il va quant à lui faire appel à un chemin de pensée émotionnel qui répond à la question « j’aime »/ «je n’aime pas » ce vin.

Contrairement au novice, le sommelier à l’œuvre mobilise des zones très localisées de son cerveau car sa mémoire est plus précise et mieux organisée. Son activité cérébrale est aussi quasiment la même à chaque dégustation. A l’inverse, l’activité du cerveau d’un novice varie d’une dégustation à l’autre, même lorsqu’il goûte plusieurs fois le même vin. La seule zone qu’il sollicite de façon systématique est la zone émotionnelle « j’aime »/ « je n’aime pas ». Notons qu’émotion et mémoire sont intimement liées : plus l’émotion d’un événement est forte, plus la mémoire de cet événement sera gravée de façon durable. Les événements ou les objets avec une charge émotionnelle forte sont ainsi ceux dont on se rappelle généralement le mieux(4).

Votre mot de la fin pour clore cette discussion autour de l’odorat et du vin ?

G.L : Une grande partie de la population n’est malheureusement pas suffisamment sensibilisée à l’odorat. Le vin a son rôle à jouer dans cette sensibilisation car il est un formidable vecteur de plaisirs sensoriels et permet ainsi l’échange avec les autres mais surtout la rencontre avec nous-même, avec le dégustateur et l’être cérébral que l’on est.

P.F-B : Je ne peux qu’abonder dans le sens de Gabriel et partager avec vous une citation de Paul Claudel dans l’Annonce faite à Marie, qui résume parfaitement ce point de vue : « Le vin crée une triple communion : communion avec la terre dont il est issu, communion avec soi-même quand on le goûte, communion avec les autres quand on en parle.»

 

*1. Etude de Timothée Klopfenstein et collaborateurs, publiée en avril 2020 dans le journal Médecines et Maladies infectieuses

2. Etude de Ximena Ibarra-Soria et collaborateurs, parue en 2017 dans le journal eLife

3. Travail par imagerie cérébrale du Dr. Lionel Pazart du CHU de Besançon, publié en 2014 dans le journal Frontiers in Behavioral Neuroscience

4. Etude de Ximena Ibarra-Soria et collaborateurs, parue en 2017 dans le journal eLife

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