Oct 2021

Thierry Lorey – Le vin et les générations

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Thierry Lorey – Enseignant et chercheur en marketing à Kedge Business School

Les différentes générations ont-elles des représentations différentes du vin en France ?

Les représentations du vin en France reposent sur quatre piliers identitaires : la France, les régions viticoles/le terroir, la religion, la gastronomie/la santé (Lorey, Albouy, 2015).

Toutefois, on constate une érosion progressive de ces quatre piliers identitaires suivant les générations.

  • Pour la génération Héritage (1918-1941), le vin est le symbole de la culture française et l’ambassadeur de l’identité régionale ; la référence à la religion chrétienne comme pivot fondateur et historique du vin en France est soulignée ; le vin constitue une boisson saine, quotidienne et thérapeutique.
  • La génération du Babyboom (1942-1967) marque une première rupture en développant une vision qualitative du vin dans le cadre d’une ouverture de la France sur le monde. Le vin est valorisé dans sa diversité comme produit du terroir. Il est synonyme de partage et de gastronomie. La religion n’est pas mentionnée, ou évoquée comme symbole du passé.
  • La génération X (1968-1976) constitue une petite génération. Elle se différencie par une prise de conscience accrue du risque santé lié à la consommation de vin.
  • La génération Y (1977-1995) marque une deuxième rupture. La dimension française du vin est encore mise en exergue. Les régions viticoles sont mentionnées, mais les appellations sont ignorées. La religion n’est plus citée. Le vin est perçue par une partie de la cible comme une boisson à risque pour la santé.

 

Quelle est l’influence de l’appartenance à une génération sur les comportements de consommation du vin ?

D’un point de vue sociologique, une génération se définit par quatre facteurs (Strauss et Howe, 1991, 2007), deux quantitatifs (la date de naissance et l’âge moyen), et deux qualitatifs : (1) le facteur historique : chaque génération est « modelée » par des marqueurs historiques définissant une conscience collective ; et (2) le facteur d’identité spécifique : chaque génération possède une personnalité spécifique dominante, définie par ses valeurs, usages, attitudes et représentations.

Dans le cas du vin, chaque génération possède son propre système de représentations, son propre comportement de consommation et sa propre conception de la transmission et de l’apprentissage. Ainsi, la génération Héritage se caractérise par une consommation quotidienne et le vin conçu comme un aliment énergétique ; celle du Babyboom par une consommation occasionnelle, et le vin perçu comme un produit plaisir ; celle de la génération Y par une consommation très occasionnelle, et le vin perçu comme un produit d’exception. Toutefois, le concept de génération doit s’interpréter comme une moyenne, et « toute moyenne est une trahison des différences et des individualités » (Excousseau, 2000).

jeunes vin

Comment les Millennials se sont-ils appropriés la culture du vin ?

La génération du Millenium, également appelée génération Y, marque un tournant sociétal dans la consommation de vin. En effet, cette génération se caractérise par une fréquence de consommation de vin occasionnelle ou plus rare, avec des portions moyennes consommées en baisse (Crédoc, 2019). Cette génération ne comporte quasiment plus de consommateurs réguliers de vins.

En termes de représentations du vin, il y a une double évolution. D’une part, pour une partie de cette cible (les non-consommateurs ou les très occasionnels), le vin apparaît comme un produit élitiste (Lorey, 2017) ou complexe (Ifop, 2016) : il y a une mise à distance de l’univers classique du vin (Lorey, Albouy 2015). En revanche, pour les consommateurs, la consommation de vin se fait dans un cadre de partage et de convivialité, puisqu’elle est faite majoritairement avec des amis et de la famille, dans le cadre d’un apéritif dînatoire (Credoc, 2019). La référence à la France « pays du vin » est encore très présente. On retrouve ici deux piliers identitaires de la culture du vin (la France, la gastronomie) (Lorey, Albouy 2015).

Pensez-vous que le marketing du vin soit adapté aux représentations de la jeune génération ?

Pour la génération du Millenium, il y a une triple attente : une plus grande simplicité du discours, une plus grande variété de l’offre et une information plus accessible (Lorey, Albouy 2015). Le marketing du vin a donc développé de nouvelles représentations du vin (étiquettes simplifiées, bouteilles spécifiques…), qui expliquent notamment le succès du vin rosé auprès de la génération Y. Toutefois, de nombreuses initiatives marketing restent encore à prendre, comme le montre le lancement récent (septembre 2021) de la canette de vin à l’échelle industrielle par une entreprise de la région bordelaise[1]. Ce lancement vise à proposer à la génération du Millénium, en France et à l’international, des représentations simplifiées du vin (mise en exergue de la couleur et du cépage) et un nouveau moment de consommation.

En revanche, dans sa globalité, le marketing du vin concentre encore ses efforts sur la valorisation du terroir et la cible de la génération du Babyboom (54-79 ans en 2021). On pourrait qualifier cette stratégie de « marketing identitaire ». En effet, le système de représentations sociales de la génération du Babyboom constitue un « capital identitaire élitiste » (Lorey, 2017), fondé sur quatre dimensions (la France, le terroir, l’histoire, la gastronomie), avec comme référent archétype le vin rouge AOP. La permanence de cette stratégie s’explique par le fait que le marché du vin en France reste encore concentré sur un noyau dur de gros acheteurs (une faible proportion d’acheteurs représente une majorité des volumes achetés), qui sont à plus de 80 % âgés de 50 ans et plus (Kantar, 2018).

[1] Cacolac a lancé en septembre 2021 des canettes de vin signées le Star.

transmission vin vigne

Quelle est l’importance de la transmission dans le vin ?

Les connaissances sur le vin constituent une culture, et la transmission de cette culture s’avère fondamentale pour faire perdurer à terme la consommation de vin. Historiquement, en France, la transmission de la culture du vin passe par le père (Simonnet-Toussaint, 2006). Or, pour la génération du Millenium, on constate un amoindrissement du rôle du père, et parallèlement, un accroissement de celui des pairs (Lorey, Albouy, 2015). Pour cette génération, l’intérêt lié à la culture du vin est assez faible, mais croît avec l’âge de l’interviewé (Ifop, 2016). Toutefois, plus de la moitié des consommateurs de vin a envie de transmettre ses connaissances sur ce produit (Ifop, 2016).

Comment le numérique influence-t-il à présent cette transmission ?

Le numérique dans ses différentes dimensions (communautés digitales du vin ; réseaux sociaux ; e-business ; sites d’information ; applications sur Smartphone) permet donc de favoriser la transmission à l’intérieur d’une génération, mais aussi les échanges intergénérationnels. Internet apparaît dès lors pour la génération du Millenium comme un vecteur privilégié pour faire l’apprentissage de l’univers du vin, puisque les consommateurs se tournent à 33 % vers cet outil privilégié, à l’égal de leur famille (40 %) ou de leurs amis (27 %) (Ifop, 2016).

Peut-on trouver d’autres segmentations que celle des générations ?

La segmentation par l’offre (couleurs de vin, AOP-IGP-VSIG, niveaux de prix) est historiquement utilisée par les professionnels de la grande distribution. Toutefois, cette hyper-segmentation de l’offre est peu compréhensible pour le consommateur occasionnel français, car elle s’apparente plus à une segmentation de « producteur » que de « consommateur ».

Les critères de segmentation de la demande sont également souvent utilisés par les professionnels du vin (Lorey, Albouy, 2015). Les critères sociodémographiques (âge, cycle de vie, genre) sont souvent les plus utilisés du fait de leur simplicité. Les critères psychographiques (styles de vie), initiés en France par le CCA au début des années 2000, permettent d’identifier quantitativement des profils de consommateurs en intégrant une dimension qualitative (valeurs). Les critères comportementaux (fréquence de consommation, moments de consommation, implication et connaissance du vin) facilitent une analyse standard de la consommation, mais sans prendre en compte l’identité des consommateurs. Enfin, la révolution numérique a permis la création de mégabases de données par les distributeurs, ouvrant la voie à l’exploitation des big data dans le secteur du vin.

Toutefois, ces segmentations de la demande ne permettent pas de mettre en œuvre une segmentation dynamique sur le long terme. Or, la segmentation générationnelle constitue, selon les sociologues américains Howe & Strauss (2007), un « outil de long terme d’analyse des phénomènes de société », notamment en France, en ce début de XXIe siècle où cinq générations et plus cohabitent (générations Héritage, Babyboom, X, Millenium, Z). Théoriquement, le concept de génération se caractérise par deux propriétés (Lorey, 2015) : (1) Chaque génération possède une « capacité prédictive », qui découle de son identité spécifique. Cette identité est façonnée durant la phase d’entrée dans l’âge adulte et les premières années de l’expérience professionnelle. Cette période est fondamentale, car elle implique que le comportement futur des individus sera globalement le même tout au long de leur existence, au-delà des inflexions du cycle de vie ; concrètement, cela signifie que le comportement de consommation de vin des jeunes de la génération du Millenium préfigure celui des adultes de demain ; (2) Chaque génération arrive à pleine maturité environ trente ans après sa création, soit pour la génération du Millenium en 2007-2025.

Au final, la segmentation par génération constitue un outil d’analyse long terme de la consommation de vin, du fait de son caractère prédictif. Elle constitue donc un complément utile des segmentations sociodémographiques, psychographiques et comportementales.

L’ensemble des générations partage-t-il l’idée selon laquelle le vin est un savoir-faire ancré dans la culture française ?

Des quatre piliers identitaires évoqués (la France, les régions viticoles/le terroir, la religion, la gastronomie/la santé), l’idée selon laquelle le vin est un savoir-faire ancré dans la culture française constitue un pilier identitaire commun aux quatre générations (Lorey, Albouy, 2015). Le vin apparaît comme l’incarnation de l’identité et de la culture nationale, même si cette culture est perçue comme étant de plus en plus élitiste et de moins en moins populaire (Lorey, 2017 ; Ifop, 2019).

Comment la consommation de la nouvelle génération impacte-t-elle le secteur du vin ?

Cette nouvelle consommation a déjà impacté le secteur du vin, avec la montée en puissance de la consommation de vin rosé en France. Celle-ci a triplé entre 1992 et 2020, passant de 11 % à 34 % de parts de marché volume (Nielsen, 2020). En effet, les représentations du vin rosé sont proches des aspirations de la génération du Millenium, puisqu’elles s’articulent autour des cinq dimensions suivantes (Lorey, 2021) : (1) la qualité produit et le refus de la sophistication ; (2) le plaisir immédiat et le partage entre amis ; (3) la liberté et le fait de casser les codes traditionnels du vin ; (4) la couleur du vin rosé ; (5) une personnalité féminine.

Sur la base de la segmentation évoquée plus haut, peut-on prédire de grandes évolutions de la filière viticole française ?

Chaque génération a un impact sur la consommation de vin, trente ans après sa création. La génération du Millenium (1977-1995), caractérisée par une fréquence de consommation très occasionnelle de vin, sera donc en pleine maturité jusqu’en 2025. A partir de 2025, son influence se juxtaposera avec celle de la génération Z (1996-2010), au détriment graduel de la génération du Babyboom (1942-1967, soit 54-79 ans en 2021). A l’horizon 2030, il faut donc s’attendre à un triple phénomène : (a) l’avènement d’un consommateur très occasionnel de vin ; (b) la disparition progressive et parallèle des derniers consommateurs réguliers ; (c) l’augmentation des non-consommateurs. On sera donc en présence d’une consommation modérée, mesurée et occasionnelle de vin, soit la définition de la consommation responsable de vin.

Comment peut-elle s’adapter face à ces nouveaux (non)consommateurs ?

La filière viticole française possède de nombreux atouts pour s’adapter à ces nouveaux consommateurs et non-consommateurs de vin. Pour cela, elle devra mettre en œuvre plusieurs stratégies – entre autres actions : (1) Recrutement de nouveaux consommateurs de vin via le lancement de nouveaux produits aux représentations clairement identifiables ; (2) Promotion d’une consommation responsable de vin pour tous les acteurs de la filière ; (3) Mise en œuvre de l’attractivité environnementale de la filière : cet objectif est en passe d’être atteint, puisque de nombreuses régions viticoles françaises passeront en HVE et/ou en bio d’ici 2030 ; (4) Poursuite de la digitalisation de la filière : cette dernière initiative devrait favoriser la transmission intra et intergénérationnelle, afin de pérenniser et de dynamiser la culture du vin en France.

Références :

  • Credoc (2016), Évolution des représentations et de la consommation de vin : prospective 2030.
  • Credoc (2016), Effets d’âge et de génération sur la consommation de vins.
  • Credoc (2019), La génération Y et le vin, le nouveau partage entre pairs.
  • Howe N. and Strauss W. (2007), The next 20 years: how customer and workforce attitudes will evolve, Harvard Business Review, juillet-août.
  • Ifop (2016), La génération Y et le vin.
  • Lorey Th. and Albouy J. (2015), Perspective générationnelle de la consommation de vin en France : une opportunité pour la segmentation, Décisions Marketing, n° 79, juillet-sept., pp. 93-112.
  • Lorey Th. (2017), Two models of representation for the baby-boom and millennium generations in France: elitist identity capital vs. universal democratic capital, International Journal of Entrepreneurship & Small Business, Volume 32, Issue 1 / 2, 79-101.
  • Lorey Th. (2021), The Success of Rosé Wine in France: The Millennial Revolution, Cornell Hospitality Quarterly, 1-14.
  •  Strauss W. and Howe N. (1991), Generations: The History of America’s Future, 1584 to 2069, New York, Harper Perennial

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